Le début de l’été a été l’occasion pour moi d’aller rendre visite à quelques vigneronnes et vignerons du Val de Loire avec lesquels nous travaillons. Prendre le pouls de la région, déguster les nouveaux millésimes, voir les terroirs et rencontrer quelques têtes avec lesquelles seuls des échanges commerciaux avaient été faits ! Pas vraiment de nouveautés dans l’escarcelle donc, mais plutôt des liens renforcés et quelques nouvelles du vignoble. Et, dans l’ensemble, celles-ci ne poussent pas à un optimisme béat…
J’ai ainsi été chez Thomas et Charlotte Carsin (Terre de l’Elu, Anjou), Pauline Mourrain et Laurent Troubat (l’Austral, Saumur Puy-Notre-Dame), Mélanie Cunin et Aymeric Hillaire (Mélaric, Saumur Puy-Notre-Dame), Coralie et Damien Delecheneau (La Grange Tiphaine, Montlouis-sur-Loire), Valentin et Henri Bruneau (Domaine des Frères, Chinon), Vincent Gaudry (Sancerre) et Guillaume Sorbe (Les Poëte, Reuilly et Quincy).
Tout d’abord, la situation climatique, avec le gel du mois de mars et la météo pour le moins pluvieuse depuis début mai qui encourage fortement le développement des maladies. La situation est là extrêmement disparate et si certains comme La Grange Tiphaine sont très touchés par le gel, d’autres comme le Domaine des Frères sont quasi épargnés. Tous les vignerons partagent en tout cas ce constat qu’il est de plus en plus difficile de prévoir la météo d’une année et que ce genre d’accidents climatiques est amené à se répéter. Dès lors, il va sans doute falloir songer sérieusement à modifier en profondeur certaines pratiques culturales : mode de taille, cépages utilisés, manière de travailler le sol, présence d’un rognage ou non, agroforesterie… La manière dont la région s’est développée depuis les années 1950 ne semble plus adaptée à nombre de vignerons qui veulent obtenir des vins d’une très haute qualité.
Dès lors, un problème majeur va se poser. Celui des appellations. De fait, le problème est déjà aujourd’hui extrêmement présent et constitue l’un des enjeux majeurs du monde viticole actuel. Petit rappel historique : les Appellations d’Origine Contrôlée (aujourd’hui devenues AOP sous l’harmonisation européenne) ont été créées en 1936 avec un double objectif : protéger le consommateur et garantir les “usages loyaux et constants”. Formidable succès. Superbe outil contre la fraude et, pendant longtemps, moyen solide de promouvoir les terroirs, sinon la qualité.
Pourtant, aujourd’hui, nombre de Domaines parmi les plus qualitatifs s’éloignent de ces AOP pour vendre leur production en IGP (appellation régionale moins restrictive) voire, le plus souvent, en simple Vin de France. Parmi les Domaines pré-cités, c’est le cas de Terre de l’Elu et des Poëte. Et aucun des deux ne souhaite faire demi-tour, à aucun prix, malgré leur fort attachement à la notion de terroir, d’origine du vin et de loyauté avec des usages ancestraux. Et cela est sans compter sur les vignerons comme Vincent Gaudry qui, chaque année, bataille pour faire reconnaître ses cuvées en appellation Sancerre, alors même qu’elle constituent l’un des sommets qualitatifs de l’appellation…
En cause ? La buraucratisation et la marketisation (ouh, le vilain mot !) des appellations. Oui, les appellations sont devenues des marques. Au même titre qu’un Charles Volner, qu’un Tropicana ou qu’un Nutella, bien des appellations sont conçues par ceux qui les gèrent comme une marque devant garantir un goût constant, standardisé, lisible pour le consommateur qui doit pouvoir choisir sa bouteille dans le rayon en étant assuré de ce qu’il va retrouver dans le verre.
Quitte à laisser sur le bas-côté celles et ceux qui travaillent le terroir et ses mille nuances, qui font évoluer les pratiques, qui s’éloignent du sacro-saint goût variétal du cépage pour insuffler un peu d’âme dans leur vin. Bref, les vrais artisans que nous aimons et que nous référençons à la Cave !
Le problème est devenu si criant aujourd’hui que c’est partout en France que nombre de vignerons parmi les plus brillants de leur région ne demandent plus l’appellation : Richard Leroy, François Chidaine, Dominique Hauvette… Et l’on pourrait continuer ainsi longtemps ! Nos clients sont habitués : à la Cave c’est pas loin de 30% de nos références que nous avons ainsi en Vin de France… Chez un caviste où le conseil prime et où la confiance du client envers le producteur et le vendeur règnent, ce n’est pas vraiment un problème. Mais ailleurs ? Quid de la lisibilité ? Comment mettre en avant un terroir, une typicité ? Le vin français est déjà critiqué pour être difficile d’accès aux non-connaisseurs, la faute aux 350 appellations. Mais quand tout est mis dans le même panier, en simple Vin de France ?
Sans compter que, si perdre une appellation comme Reuilly dans le cas de Guillaume Sorbe n’est pas franchement pénalisant commercialement, lui qui vendait déjà des vins bien plus chers que les standards de l’appellation, il en va tout autrement pour les appellations plus prestigieuses comme Sancerre. Vincent Gaudry était pour le moins embêté lorsque je suis passé chez lui, suite à quelques mots qu’il avait eu avec les contrôleurs de l’appellation le matin même car il ne respecterait pas la manière de rogner imposée par l’administration… Perdre Sancerre, c’est perdre des marchés, notamment à l’export. Mais c’est surtout perdre ce qui a été légué par les anciens, la reconnaissance de la spécificité d’un terroir pour laquelle ils se sont battus. Et, pour un Vincent Gaudry pétri de tradition viticole et de savoir-faire issu de ses aïeux, la chose est terrible.
Alors que faire ? Se battre, quitte à aller au tribunal et à médiatiser la chose, à la manière d’un Alexandre Bain à Pouilly-Fumé il y a quelques années ? C’est à peine donner un coup de pied dans la fourmilière et cela demande beaucoup de temps, d’argent et d’énergie pour un résultat somme toute limité. Une cuvée de nouveau en appellation mais aucun changement sur le fond ? La belle affaire !
Créer de nouvelles appellations, plus petites et dynamiques à la manière de ce qui se fait au Puy-Notre-Dame sous le patronage du Domaine Mélaric, entre autres ? L’idée est séduisante : aujourd’hui, Saumur Puy-Notre-Dame, c’est une dizaine de vignerons, tous bourrés de talent et d’idées. Et c’est surtout l’une des très rares appellations de France où l’on peut acheter une bouteille à “l’aveugle” en étant à peu près assuré d’avoir un bon vin. Je n’en connais guère que deux autres dans ce cas : Patrimonio et Terrasses du Larzac. Sur 350 appellations, avouez que c’est peu ! Mais, aujourd’hui, qui connaît Puy-Notre-Dame ? Quelle force de frappe marketing a-t-elle ? Sans compter qu’aussi bonne y soit l’ambiance et aussi soudés y soient les vignerons, un porte-flambeau comme Fosse-Sèche passe en Vin de France… Et les absurdités comme les amendes pour ne pas avoir mis de petits panneaux indiquant que la parcelle est en appellation “Puy-Notre-Dame” ont cours… Réglementation, quand tu nous tiens !
Reste enfin une dernière solution, évoquée par certains. Créer des syndicats de défense des vignerons artisanaux afin de lutter contre la main-mise du grand négoce et des coopératives industrielles sur certaines appellations. Se grouper, se fédérer pour mieux réagir et se défendre. Et, peut-être, un jour, réussir à modifier le système de l’intérieur, qui sait ? Là encore, ce sont beaucoup d’efforts. Et surtout un travail d’union difficile, quand on sait le tempérament farouchement indépendant de bien des vigneronnes et vignerons talentueux…
Décidément, nous ne sommes pas sorti du sac d’épines que sont les appellations ! Et si le système semble aujourd’hui prêt à imploser du point de vue des amateurs pointus, il ne faut pas oublier les intérêts financiers, patrimoniaux, touristiques et marketing immense qui restent à l’oeuvre…